jeudi 5 novembre 2009

Le corps du politique
« Du héros grec à l'hyperprésidence. »


Intervenants : COLETTE BEAUNE, professeur émérite d'Histoire médiévale, à Paris X-Nanterre, YOHAN CHAPOUTOT, maître de Conférence à l'université de Grenoble II en Histoire contemporaine, JOEL CORNETTE, professeur d'Histoire moderne à Paris VIII, JEAN GARRIGUES, modérateur du débat et professeur d'Histoire contemporaine, MAURICE SARTRE, professeur émérite d'Histoire ancienne à l'université de Tours.

L'intitulé du débat attire l'œil, «du héros grec à l'hyperprésidence», ou comment l'image du corps du politique a évolué de l'Antiquité à nos jours. L'image est devenue aujourd'hui un fait incontournable, renforçant le lien étroit entre corps et espace du politique. Ainsi, cet intitulé ne suppose pas l'omniprésence du corps du politique dans nos sociétés, mais l'impose comme un fait acquis. De quelles façons les perceptions du corps du politique ont-elles évolué dans l'Histoire et à travers quelles représentations? Pénétrons dans l'Histoire du corps du politique...

Le corps du politique dans l'Antiquité
Comprenons ici les différents types d'héroïsation du corps du politique à l'époque hellénistique, domaine de prédilection de M. Sartre.
Le débat s'ouvre sur une notion déroutante mais fondamentale : la puissance d'une nation repose essentiellement sur la possession de cadavres. De cette façon, Athènes légitima sa puissance par la possession du cadavre de Thésée, et Ptolémée fut un grand roi grâce au corps mort d'Alexandre. La légitimité repose en partie sur la possession de corps, qui ne sont alors plus des cadavres mais des corps héroisés, justifiant des hégémonies. Chez les grecs, le corps est exalté par la mort et non par le vivant.
La principale forme d'exaltation du corps du héros est la représentation par la nudité. Le héros est honoré par le nu, comme les dieux(chose que nos politiques auraient bien des difficultés à imaginer aujourd'hui). Les corps peuvent également être exaltés à travers les statues équestres. La représentation équestre devient le privilège du roi. Cette tradition se transmet à l'Empire Romain, où le seul homme représenté à cheval est l'empereur. Honorer l'individu politique n'emploie donc pas les mêmes formes de représentations que pour des individus «banals».
La sacralisation du corps du roi à l'époque hellénistique, n'est pas réelle et absolue. Le corps du roi est sacralisé de son vivant, mais très peu après sa mort. Le roi ne survit pas à son corps.
Certains héros «du quotidien» étaient aussi largement considérés. Ainsi, Athènes enterrait le corps de tous ses soldats peu importe leur lieu de mort(même lors d'une bataille navale...). Les généraux qui ne rapatriaient pas les corps étaient condamnés à mort. Cette récupération des corps morts des soldats semblait nécessaire à la cohésion identitaire de la cité. Le lien entre les hommes et leur terre ne pouvait être rompu, même après leur mort.
M. Sartre conclut, se détachant de son champs d'étude, que nous pouvons peut-être évaluer la situation démocratique d'un pays en considérant le nombre de représentations du dirigeant dans l'espace public(ne citons pas de pays, la liste serait trop longue...), et dans les médias...

Le corps du politique à l'époque médiévale
C. Beaune souligne que dans un monde chrétien où il n'y a qu'un seul Dieu, le roi ne peut accéder au statut divin. Son corps physique est soumis, comme le corps de ses sujets, à des obligations divines et à des lois naturelles. Cependant,le corps du roi n'est pas banal. Il reçoit l'onction sacrale et se voit après sa mort vénéré presque comme un corps saint. Il reçoit le sacre( cérémonie liturgique crée en 751 par les Carolingiens, et contrôlée par l'Église) qui ne modifie que le corps intérieur du roi, il fonde sa légitimité. La sacralité est aussi diffuse dans le sang du roi, les vertus royales coulent dans ses veines.
Le roi est comme le Christ, il console et soigne ses sujets, il possède des pouvoirs thaumaturges : il guéri par le toucher. Cette capacité lui est déléguée par sa légitimité divine : «Le roi te touche, Dieu te guérit.» Les bains de foule présidentiels consistent peut-être aujourd'hui en la survivance de ces symboles.
Le roi doit toujours rester le roi, son corps doit être visible et majestueux en permanence. Charles VI qui aimait se déguiser ne voyait que des malheurs lui arriver. La souveraineté émane du corps du roi, et même déguisé celui-ci reste le roi. Jeanne d'Arc reconnue Charles VII alors qu'il cherchait à dissimuler sa condition de roi. Le corps du roi est l'incarnation du corps politique, celui-ci ne peut s'en détacher.

Le corps du politique à l'époque moderne
Le roi est un corps, mais incarne avant tout la souveraineté. J. Cornette s'accorde avec l'idée que posséder des corps morts entraine un surcroit de sacralité qui légitime la souveraineté. Ainsi, le premier geste d'Henri IV lorsqu'il accéda au trône, fut de se rendre à Saint-Denis. Il tira sa légitimité des corps morts de ses prédécesseurs. L'idée de l'interruption de la souveraineté commence à disparaître progressivement, on distingue peu à peu le corps physique du corps mystique du roi. Ce corps mystique survit au personnage mortel pour incarner peu à peu l'État.
La souveraineté était régulièrement amplifiée, on doit imaginer le roi comme un personnage très puissant puisqu'il est l'incarnation de ce qui devient l'État moderne. Ainsi dans certains textes, le roi est décrit comme un géant. Cette nécessité d'amplifier la souveraineté se retrouve également dans l'hyperbole architecturale qu'est Versailles.
La société est, à l'époque moderne, métaphorisée comme un corps à part entière. La société est un corps physique dont le roi est la tête. Chaque membre de la société compose ce corps. La Révolution de 1789 abat ce corps qu'est la société, le décapitant de sa tête, exécutant le roi.
La mort du roi trouve aussi à s'exprimer par le régicide. On fait du corps vivant du roi un corps mort. Deux rois furent tués : Henri III fut poignardé en 1589 par Jacques Clément, et Henri IV fut assassiné en 1610 par Ravaillac. Henri III s'était lui-même désacralisé en faisant exécuter le Duc de Guise, quant à Henri IV, son corps brisé est devenu sacré. Leur deux assassins ont prétendu avoir suivi les ordres de Dieu, exprimant l'idée qu'un simple homme ne peut s'en prendre au roi, Dieu seul le peut.

Le corps du politique à l'époque contemporaine
Y. Chapoutot s'emploie à nous présenter les représentations du corps du politique dans le III° Reich.
Hitler était présent dans son régime de manière systématique et organisée. Cependant, le corps du dirigeant dans le III° Reich n'était pas mis en avant. Hitler avait son corps en rejet, faisant souvent preuve «d'une pudibonderie victorienne». Les représentations du dirigeant nazi étaient standardisées : on ne représentait aucun corps réaliste(pilosité, sudation, marques de fatigue gommées). Il semble aussi qu'Hitler masquait son corps car il ne correspondait pas au modèle aryen, et était presque paradoxalement son «opposé physique». Le modèle de l'idéologie nazie comprenait la haine de soi et de son corps, qui est éminemment propre à chacun. Dans le III° Reich, rien n'est propre à chacun, tout est au régime : «ton corps ne t'appartient pas, il appartient au führer».
Ces notions ne sont pas propres à tous les régimes totalitaires, les représentations du dirigeant sont très différentes selon les régimes. Ainsi Mussolini se montrait beaucoup et n'effaçait pas les imperfections de son corps(sueur, muscles), il laissait voir les réalités de son corps.
Hitler donna des consignes précises quant à la gestion de son corps mort. Il ne voulait pas devenir prise de guerre, il refusait d'être le trophée des Alliées, mort ou vif. Ayant vu les images du corps pendu de Mussolini il craignait un pareil traitement. Son corps devait disparaître, de lui ne devait demeurer que la puissance. Dans une autre perspective, après les procès de Nuremberg, on dispersa les cendres des corps morts des dirigeants nazis(qui avaient été condamnés à mort) pour empêcher la constitution d'un lieu de sacralité.

Ces dernières décennies, l'incarnation du politique à travers le corps du dirigeant est toujours très prégnante. Ainsi François Mitterrand se rendit au Panthéon honorer les tombes de J. Moulin, J. Jaurès et V. Schoelcher , venant s'emparer de la légitimité de ses prédécesseurs, touchant leur tombe, sanctuaire de leur corps mort.
Cette incarnation trouve aussi vivement à s'exprimer dans les maladies des dirigeants. Les maladies de Pompidou et de Mitterrand furent abordées très discrètement dans la vie politique. Le corps malade du corps du politique est encore largement tabou, il faut croire que nos dirigeants ne peuvent accepter de montrer des signes de faiblesse, voulant affirmer une hyperprésence. Ainsi, lorsque N. Sarkozy s'engage dans ses promesses de campagne à informer la population de son état de santé en permanence, on comprend la place qu'occupe le corps du politique dans nos sociétés.
La question de la continuité du corps politique apparaît aujourd'hui comme fondamentale puisque nous ne sommes plus au temps des héros grecs mais à celui de l'hyperprésidence. Cette continuité s'exprime souvent par la passation de pouvoir du dirigeant à un proche qui incarnera la continuité politique de son corps. De cette façon, Ali Bongo a été «élu» à la tête du Gabon, succédant à son père. Au Sénégal, le fils succèdera à Abdoulaye Wade. De même pour Joseph Kabila ou encore Gamal Moubarak. Ces pratiques népotiques se multiplient, venant renforcer l'idée que les dirigeants s'inquiètent beaucoup du souvenir qu'ils laisseront. Quels souvenirs laisseront-ils une fois leur corps absent de la scène politique? Un Fils?

Lucie. Rober

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